lundi 13 janvier 2014

Les cités blanches

Mycènes

Palmyre dorée




           

           Cités archéologiques, stèles, mémoriaux


          Isabelle Maarek parle très bien de son projet photographique et sculptural, une série consistant à construire en sucre des cités antiques qu’elle photographie ensuite, les éclairant de lumières froides ou chaudes, rasantes ou surplombantes qui redessinent le paysage, lui confèrent des ambiances à chaque fois singulières.

          De fait, une grande poésie émane de ces œuvres que l’on peut parcourir d’abord comme les étapes d’un doux rêve, voyage à travers des vocables enchanteurs : Palmyre, Délos, Mycènes, Malte, lieux de mystères et de mémoire littéraire, épique ou tragique, bien avant que d’être les destinations de voyages culturels. On se promène encore plus volontiers, s’abandonnant à des « déserts de miel », une « Malte dorée ou laiteuse », une « Méroé grise ou brune », une « Malte au matin frais », un « désert négatif ». Tous ces titres sont les titres de poèmes, les bribes empruntées à un imaginaire très ancien. On se rappelle Bérénice : « Je demeurai longtemps errant dans Césarée » qui fit rêver Aragon, puis Duras. Détruire, dit-elle. Césarée, Les mains négatives, justement. Comment retrouver des traces, errer dans les décombres ou les grottes, les images anciennes de civilisations et d’héroïnes perdues ? Duras s’était arrêtée, fascinée, sur les traces de mains peintes sur les parois des grottes, et qu’on appelle « mains négatives », parce qu’elles ne font que reproduire la trace qu’une paume a laissée, en creux. Les jeux de la destruction et de la réapparition, de l’oubli et de la réminiscence ont hanté son écriture, errance dans quelques signifiants, quelques mots ressassés, quelques noms inventés ou cris. Isabelle Maarek, quant à elle, hante des villes imaginaires, des archéopoles véritables et reconstruites, immenses et toutes petites, matérielles et immatérielles, dans le jeu de la reproduction en sucre et le tirage ultérieur de la photographie qui à la fois rend présent et éloigne l’objet, donne l’illusion de réalité sans la présence réelle de la chose. Peut-être les cités d’Isabelle sont-elles des cités négatives. Ce seraient, disons, des cités qui passent du négatif au positif, du blanc au noir, inversant les données, passant toujours du réel à son inverse, dans une fuite en avant assez vertigineuse.

          Isabelle dit que ses images donnent à chacun l’impression d’avoir réellement vu ces sites, non comme des documents scientifiques mais comme des souvenirs. Je dirais : comme les images du rêve ou l’image d’un vieux livre d’histoire, ce sont les images fétiches et archétypes de nos inconscients, les labyrinthes d’une mémoire impersonnelle et universelle dans laquelle nous avons erré la nuit bien souvent. Personne n’emprunte les pistes blanches ou noires, vaguement ou crument éclairées par Isabelle, le monde de ses photos est désert, toujours aussi neuf quoique aussi ancien. Le rêveur est toujours seul, confronté au monde pour la première fois, lui seul, s’aventurant dans l’inconnu de son inconscient où il se perd et s’inquiète, cherche à résoudre quelque énigme, avance prudemment et innocemment. Le rêveur est l’enfant de ce monde qu’il a lui-même construit en jouant, avec des légos ou des sucres, et dans lequel se piège son imaginaire, sa quête.

          Notre guide nous informe : « Le monde antique dépeint par « les cités blanches » a été réalisé par l'agencement de sucres en morceaux d'après des vues aériennes de sites existants. 
La photographie lui confère un aspect monumental ».

          En effet, cette ambiguïté des images, entre l’immensité et la miniaturisation, constitue une bonne part du mystère, du charme de ces visions. On sent l’étrangeté d’une constante vacillation : d’un côté, à partir d’immensités que saisissent les photographies, survolant les sites, on peut réduire le modèle avec quelques sucres, mais à l’inverse, le modèle réduit, photographié selon une technique qui décadre, éclaire, agrandit, magnifie l’objet, l’ouvre à la nuit, aux ombres, à l’immensité de l’espace. Le regard perd la mesure, l’échelle, on ne sait jamais s’il faut admirer que l’infiniment petit, le jouet de l’enfant, le bricolage artisanal, si pauvre, si simple, puisse donner l’idée d’un infini, d’une immensité, désert ou cité, ou s’il faut s’étonner que ces vastes énigmes puissent tenir en une si petite chose.

          C’est le jeu du symbole et de la métaphore qui permet d’évoquer un infini dans un verre d’eau, une colonne dans un morceau de sucre. Évidemment, ce symbole là est dérisoire, par rapport aux constructeurs de temples et de cathédrales, mais on vient après, longtemps après ces monuments déjà perdus, ruinés. Après tout, le geste est le même, en grand ou en petit, qui consiste à symboliser, à représenter une chose par une autre, quel que soit le matériau, quelle que soit la technique. Finalement, le symbole est tout de même présent, aussi modeste soit l’artisan, il se mesure au même infini. Peut-être le sucre n’est-il pas beaucoup plus fragile que la pierre qui s’est au fil du temps érodée. Mais surtout la photographie prend le relais. Sera-t-elle aussi puissante, quant à elle, que le souvenir, immatériel, fantasmatique, qui malgré le temps a fait perdurer en nous l’image des cités disparues ? Après tout, la photographie nous toucherait-elle si elle n’évoquait quelque chose que nous connaissons déjà et qui est inscrit, comme une trace énigmatique dans nos inconscients ? La photographie serait-elle aussi émouvante si nous n’avions pas l’intuition de sa propre fragilité, de sa possible disparition ? Loin de nous apparaître comme ayant le dernier mot, celui de l’éternité, je crois qu’elle entre dans le jeu de l’effacement et de la fragilité de toute trace. Elle est solide, en apparence, mais ce n’est peut-être qu’une illusion. D’ailleurs qu’immortalise-t-elle, si ne n’est l’illusion de sa vision, un moment, un angle, une prise de vue de l’éphémère tout à fait artificielle, irréelle, recomposée, imaginaire ?

          Ce travail photographique travaille donc la limite et le mouvement, l’évanescence. D’abord l’atmosphère des photographies, l’éclairage très contrasté, font apparaître et disparaître à la fois, donnent l’impression que quelque chose naît sous nos yeux, recréent l’émotion qui dut saisir le premier qui brandit une lampe sur les parois de Lascaux, le découvreur d’une cité perdue, celui qui entra le premier dans un labyrinthe ouvert sous ses pas. Cela apparaît de façon magique, mystérieuse, parfois ténue, dans un univers où les formes sont encore à peine tracées ou déjà entrain de se défaire. Dans cet entre-deux, l’objet vacille au regard. Le mystère est celui de la naissance et de la mort.

          « La limite et le basculement, dit Isabelle, sont des notions qui reviennent sans cesse ». L’œuvre est même l’expérience de ce basculement et de ces limites, elle les expérimente comme processus, à travers la fragilité de son matériau, la subtilité de son dispositif. La cité est morte, il n’en demeure que quelques traces qui la font réapparaître à nos yeux, fragile, fragmentaire, presque effacée. La photographie cependant l’éternise, puis l’artiste la recrée, ironiquement, dans la pire fragilité, celle de sucres voués à fondre, à faire disparaître à nouveau la cité restituée à nos yeux, à nos mémoires. Mais l’artiste aura pris soin, avant l’ultime perte, de photographier sa mise en scène, immortalisant à nouveau la cité perdue-retrouvée-perdue-retrouvée, à l’infini.

          C’est ainsi que l’œuvre défie le temps et l’oubli, humble par ses moyens, dérisoire, ludique, enfantine, mais en même temps lucide, conquérante, sûre d’elle, capable de piéger finalement l’image afin qu’elle dure. Le sucre ne rend nullement sucrée cette œuvre qui n’a rien de mièvre, il lui prête la poésie d’un matériau à la fois quotidien et précieux, lisse et poreux, blanc pur et lumineux, médiocre et dur, et cependant ductile, aisément arrondi, érodé, creusé, démoli. Le sucre me rappelle la rêverie de l’enfant, la mélancolie du prisonnier ou du bagnard sculptant des matériaux à sa disposition, le plus souvent pauvres, vulgaires, récupérés, pour tromper son ennui, transgresser les limites de son enfermement, de son impuissance, afin de parcourir le monde inaccessible quand on est trop petit, trop pauvre ou relégué. Les cités archéologiques sont une rêverie d’exilé. Elles contiennent le rêve de l’homme qui a perdu son origine, ses traces, son histoire et qui aspire à retourner là-bas.





 White Cities


This series of photographs represents the reconstruction of ancient cities redrawn from photographs of existing places, by using only blocks of sugar. The cities that make up the series White Cities are here wrapped in white shadows that hide their material, size and where the light changes our perception of space, to make it monumental.
This is a photographic ballad in the lost cities. Malta, Mycenae, Palmyra, ... are plunged in darkness, with just enough light to reveal the sweet part of their mystery. Each city has its design, its own reason often overlooked. We can see lights, but who is there? This city is deserted, ominous, mysterious. We try to penetrate it. We want to believe it. Yet, we are in photography, not in history or even, the very small. From one city to another, the same stones, they come from the same box, the cities are just as white and fragile as sugar.

Photographs in silver, diasec-mounted and laminated on aluminum.